Une solution extrême pour un problème non scientifiquement démontré
Un rapport conjoint des inspections générales (CGAAER et IGEDD) , qui a pour objectif d’évaluer la mise en œuvre du contrat État – Office national des forêts (ONF) 2021-2025 et de proposer des perspectives pour l’élaboration du prochain contrat couvrant la période 2026-2030[1], a récemment jeté un pavé dans la mare en proposant des mesures ultra-radicales pour rétablir le soi-disant équilibre sylvo-cynégétique dans les forêts domaniales[2].
Ce rapport, publié en mai 2025, évalue la mise en œuvre du contrat État–ONF 2021-2025 et propose des perspectives pour l’avenir.
Au cœur de ses recommandations : le classement, certes temporaire et localisé, des cerfs et chevreuils en Espèces Susceptibles d’Occasionner des Dégâts (ESOD), ainsi qu’un véritable « choc de régulation des ongulés sauvages », comme régulièrement préconisé par l’ONF.
Et cela bien que les effectifs de chevreuils soient en chute[3].
L’Office national des forêts (ONF) identifie le déséquilibre forêt-ongulés comme un risque majeur[4], constatant que les zones en déséquilibre dans les forêts domaniales sont passées de 38 % en 2019 à 50 % en 2023.
Cependant, en dépit de l’urgence invoquée pour justifier ce classement ESOD et ces abattages massifs, l’absence flagrante de deux éléments fondamentaux rend ce projet non seulement disproportionné, mais potentiellement écologiquement irresponsable : l’absence d’études scientifiques sérieuses et l’ignorance totale du rôle de la prédation naturelle par le loup.
Les termes employés dans le rapport, évoquant un « plan d’action de crise » et des mesures comparables à celles mises en place en 2019 pour lutter contre la peste porcine africaine (PPA) dans les « zones blanches », font froid dans le dos.
Une telle approche, calquée sur une urgence sanitaire pour traiter une problématique écologique complexe, révèle une vision simpliste de l’écosystème forestier.
L’absence de justification scientifique démontrée
Le rapport préconise des actions extrêmement brutales, notamment le classement temporaire en ESOD et l’augmentation significative des tirs, y compris sur les groupes matriarcaux (biches et faons). Pourtant, les sources elles-mêmes soulignent que le dialogue sur l’équilibre forêt-ongulés est perturbé par des désaccords concernant les indicateurs de dommage et de régénération.
Il est essentiel de rappeler que l’ONF et les forestiers en général ont été incapables, dans certains cas récents (comme dans la Réserve naturelle des Hauts Plateaux du Vercors), de présenter des documents sérieux concernant l’impact réel des cerfs sur la forêt. Les ongulés sauvages, dont les cerfs et chevreuils, consomment naturellement la régénération.
Ce sont donc des études solides sur les dommages en matière de régénération forestière à long terme et sur les impacts économiques qui doivent étayer toute demande d’intensification de la pression de tir, et non de simples constats d’abroutissement (phénomène naturel en présence d’herbivores).
Le rapport reconnaît d’ailleurs que les expérimentations actuelles pour rétablir l’équilibre sont jugées insuffisantes et trop limitées. Il est demandé à l’ONF de produire des « dossiers d’alerte » argumentés et étayés pour objectiver les dégâts dans les régénérations et les jeunes peuplements, en s’appuyant sur des outils comme enclos/exclos (par exemple en forêt de Schirmeck, dans le Bas-Rhin) ou le protocole IRSTEA[5]. Néanmoins, même des outils reconnus, comme les Indicateurs de Changement Écologique (ICE), nécessitent un suivi d’au moins trois ans pour fournir une représentation fiable de l’évolution des dégâts.
Imposer un « choc de régulation » avant des diagnostics partagés et robustes interroge sur la priorité donnée à une résolution rapide plutôt qu’à une gestion durable fondée sur des données incontestables.
Le silence assourdissant sur le loup en tant que solution
L’aspect le plus troublant du projet de « choc de régulation » réside dans l’omission totale de la prédation par le loup comme facteur régulateur des populations d’ongulés. Bien que le rapport reconnaisse implicitement que la surabondance d’ongulés sauvages a été favorisée, entre autres, par la diminution du nombre de grands prédateurs depuis les années 1970 (loup, lynx, ours), il n’évoque à aucun moment la régulation naturelle par le loup, ni l’intérêt qu’il y aurait à réduire les tirs de loups afin de rétablir l’équilibre forêt-faune.
La mission conjointe recommande une série d’actions coercitives menées par les préfets, incluant des abattages massifs et potentiellement la classification ESOD. Sachant pertinemment que la classification ESOD actuelle des espèces interroge déjà quant à la reconnaissance des services rendus par la faune sauvage, le rapport ne dit mot de la prédation naturelle du loup et de ses effets sur les chevreuils et les cerfs.
Comment l’État peut-il envisager un plan d’action d’une telle ampleur, axé sur la restauration de l’équilibre des écosystèmes forestiers, tout en ignorant l’un des mécanismes naturels les plus puissants pour contrôler les populations de cervidés ?
La présence du loup (effets de dispersion, de stress, et de prélèvement sur les ongulés) est un facteur de résilience des écosystèmes qui, s’il était pris en compte, pourrait réduire la nécessité de recourir à des plans d’abattage administratifs et coûteux.
Le maintien de la biodiversité et la résilience des écosystèmes forestiers font partie des objectifs majeurs de l’ONF et de l’État, mais ce « choc de régulation » ignore la contribution écologique des grands prédateurs à cet objectif.
Conclusion : une démarche administrative contre-nature
Le projet de classement des cerfs et chevreuils en ESOD dans certaines forêts domaniales, et le recours à un « choc de régulation », constituent une réponse administrative alarmante face aux défis écologiques. Cette stratégie est doublement défaillante : d’une part, elle s’appuie sur des constats de déséquilibre dont la gravité n’est pas toujours appuyée par des études sérieuses et incontestées (souvent de simples indicateurs ou diagnostics controversés) ; d’autre part, elle écarte l’unique force capable d’assurer une régulation naturelle et durable des ongulés : le loup.
Avant d’exiger des « tirs de nuit encadrés » et des « abattages massifs » comparables à la lutte contre la PPA, l’État et l’ONF doivent impérativement faire preuve de transparence et de rigueur scientifique.
Nous exigeons que la gestion des populations, si elle doit avoir lieu, soit basée sur des données scientifiques robustes et qu’elle intègre les dynamiques naturelles de prédation, pour une gestion forestière véritablement durable et écologique.
En l’état, le classement ESOD et le « choc de régulation » s’apparentent davantage à une opération de communication qu’à un plan de gestion crédible.
Sources
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- Rapport CGAAER n° 24100, IGEDD n° 015934-01 —téléchargement (agriculture.gouv.fr)
- Le Chasseur Français — « Cerfs et chevreuils bientôt classés “nuisibles” dans les forêts domaniales ? » — lire l’article
- Animal Cross — « Ouverture de la chasse : chevreuils en crise, sangliers en excès » — lire l’article
- Rapport CGAAER n° 24100, IGEDD n° 015934-01 (p. 15) — voir le document
- Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture

